Droit "sorcellaire" : quand la justice contemporaine se mêle du mystique !
Entre mystères nocturnes, forces invisibles, esprits ancestraux et pouvoirs occultes, la sorcellerie occupe dans les sociétés africaines une place singulière, mêlant rituels, fétiches, savoirs interdits et transmission initiatique. Parmi cette constellation de forces invisibles et de pratiques occultes, la sorcellerie se distingue surtout par ses méfaits, largement répandus à travers l’Afrique, et par le danger qu’elle représente. Elle representerait une ménace pour ceux qui sont peu ancrés spirituellement ou qui doutent de son existence mais aussi pour les personnes qui font l'objet de soupçons ou de suspicions d'actes mystiques nuisibles.
Loin d’être un mythe, elle bat encore dans l’âme de nombreuses sociétés oscillant entre rite sacré et peur ancestrale. La justice, armée de lois tangibles, se retrouve parfois désarmée face à ces ombres invisibles. De tribunaux villageois aux tribunaux modernes, magistrats et policiers peinent à démêler l’indicible, comme si le code pénal heurtait les croyances mêmes qui animent ces peuples. Mais par une africanisation du droit moderne, une lueur d’espoir d’encadrement semble se dévoiler. Cet article explore ces paradoxes, interrogeant la cohabitation entre traditions ancestrales et modernité juridique dans des sociétés où l’invisible exerce encore un pouvoir si concret.
DANS UNE SOCIETE ANCREE DANS LE MYSTICISME…
Dans la noirceur de la nuit, des grigris murmurent des incantations, tissant à voix basse l’épopée silencieuse d’un monde où l’invisible est de tous les jours. Chaque grain de poussière qui danse dans la lumière lunaire semble chargé d’une mémoire ancienne, un souffle chuchoté par les aïeux. Ici, la sorcellerie n’est pas un mot de peur, mais un chant ancestral qui rythme les cérémonies, les remèdes des guérisseurs et la force tranquille des ancêtres.
Pourtant, parfois, ce mystère sacré glisse vers l’ombre. Sous la pression des peurs collectives, les murmures de la sorcellerie se transforment en cris d’accusation. L’existence immatérielle des mythes prend corps dans la réalité : un regard de travers et voilà qu’un voisin devient suspect, un habitant isolé s’enfonce dans l’exil. Dans cette société ancrée dans le mysticisme, la frontière entre respect des traditions et crainte fataliste demeure poreuse, laissant planer sur le quotidien une tension sourde.
La sorcellerie, une valeur culturelle africaine ?
Dans de nombreuses communautés africaines, le surnaturel est aussi familier que le soleil du matin. La sorcellerie fait partie de l’identité culturelle. On invoque les ancêtres et les esprits au moindre événement marquant : naissance, mariage, récolte ou maladie inexplicable. Le terme n’est pas nécessairement péjoratif : il est « l’expression d’une réalité à laquelle l’homme noir croit et qui tient une place dans son fonctionnement » . Les traditions d’Afrique de l’ouest (yoruba, fon, ewe ou vaudou ou encore ivoirienne …) illustrent ce lien avec le sacré : elles organisent rites et hiérarchie pour maîtriser des puissances occultes, souvent en invoquant les ancêtres. Dans cette perspective, la sorcellerie serait un héritage immatériel. Elle a souvent fait office de moyen mythique d’expliquer les catastrophes naturelles ou les malheurs (sécheresses, épidémies, accidents) en désignant des responsables spirituels.
Par exemple, comme le note le professeur Jacques Barrier, « la maladie appartient à un domaine plus vaste » : il faut souvent en rechercher la cause dans des influences extérieures, qu’elles soient humaines ou spirituelles. Ainsi la sorcellerie intègre également un système de valeurs et de soutien social. Au Bénin, pays du Vodun (vaudou) devenu patrimoine culturel, les prêtresses et les devins jouent un rôle public et sacré. À l’écart de la pression de la rationalité occidentale, les croyances traditionnelles structurent le lien social, régulent les excès d’orgueil ou d’avidité, et offrent un cadre symbolique pour interpréter les malheurs… La sorcellerie y est autant un patrimoine spirituel qu’un rite thérapeutique. Mais chasser le mal passe parfois par la chasse aux sorciers dont l’influence se veut importante dans nombre de mésaventures humaines.
La sorcellerie, une réalité immatérielle parfois cruelle ?
La sorcellerie dans sa réalité immatérielle débouche souvent sur des violences très concrètes. D’après le folklore et les mythes et croyances, elle a souvent le mérite, à tort ou à raison, d’être considérée comme la cause de certains méfaits, tels que la maladie, la folie, les problèmes sociaux (pauvreté, perte d’emploi, échec…) et même la mort. La cruauté est exposée dès que cette idée trouve une justification logique (pour les victimes de ces maux mystiques) et même quand ces accusations peinent à trouver une suite rationnelle, les présumés coupables en prennent presque toujours, cher pour leur peau.
L’anthropologue Sandra Fancello observe ainsi une « intensification des actes de violence » et un nombre croissant de morts liés aux accusations de sorcellerie dans plusieurs pays africains. Autrement dit, malgré la modernité, la peur de l’invisible perdure et peut virer au drame. Dans les villages d’Afrique de l’Ouest, la peur collective a parfois le goût du sang. Au Ghana, par exemple, des centaines de femmes âgées accusées de sorcellerie ont dû fuir leur communauté de crainte pour leur vie : elles survivent dans des « camps de sorcières » précaires, où elles manquent d’eau, de nourriture et de soins. Les autorités ont clairement « failli à protéger » ces victimes, soulignant l’ampleur du problème.
Ce genre d’événements tragiques illustre que les « accusations de sorcellerie » peuvent se transformer en violences physiques extrêmes, bien réelles, dans la société. De même les actes de sorcellerie dirigés pour faire du mal sont des fléaux qui minent le quotidien des africains. Dans cette atmosphère insécure contre laquelle il est difficile de lutter tant elle a infesté la pensée collective, un justicier des temps modernes tente de pallier la situation.
UN JUSTICIER VISIBLE S’IMPOSE A L’INVISIBLE
Pour affronter ces peurs immatérielles, des facteurs bien tangibles entrent en scène. Pendant longtemps, il s’agissait de pratiques tout aussi mystiques, de droit coutumier, de religion… Mais bien plus qu'un héro avec un super pouvoir, le Droit muni de ses arcticles de lois et de ses institutions, ses armes de défense, passe à l'offensive et tend à confirmer son statut de socle de la vie en société. La justice moderne semble prendre le pas sur tout le système coutumier depassé par la négativité des actions sorcellaires.
l’État lui-même peut involontairement endosser le rôle de justicier : dans des procès très médiatisés, des meurtres ordinaires requalifiés en « crime rituel » sous pression publique. En Centrafrique, par exemple les magistrats font appel aux services de nganga (tradipraticiens) pour « prouver » la sorcellerie, illustrant un ambigu « populisme pénal ». "Cette collaboration des devins-guérisseurs avec la justice se fait au nom d’une critique de l’ethnocentrisme de l’idéologie juridique coloniale et participe de la volonté de promouvoir un droit africain capable de prendre en compte les cosmologies locales. Défendue tant par des juristes européens qu’africains, cette position culturaliste s’appuie en outre sur la promotion officielle des « savoirs locaux » par des institutions internationales telles que l’oms et l’unesco". Ainsi, par son intervention bien réelle, le droit tentent de donner forme et sanction à l’invisible des croyance et pratiques socellaires en entretenant une étroite collaboration avec ces dernières.
Le droit, un outil de maîtrise des actes mystiques ?
Face aux dérives de la sorcellerie, la justice moderne tente d'imposer l’ordre sur ce qui paraît hors de contrôle. Les lois africaines, pour la plupart héritées des anciens codes coloniaux, se sont dotées de dispositions spécifiques visant à encadrer les actes de sorellerie. Plusieurs pays punissent en droit pénal la sorcellerie ou le charlatanisme portant atteinte à l'ordre public : par exemple, l’article 237 du Code pénal ivoirien dispose que « quiconque se livre à des pratiques de charlatanisme, sorcellerie ou magie » troublant l’ordre public est passible d’emprisonnement et d'une amende pénale. De même, pour la loi pénale camérounaise (1967) dont l’article 251 qui prévoit 2 à 10 ans de prison et d’une amende de 5000 à 100 000 francs pour toute « pratique de sorcellerie, magie ou divination » nuisible.
Ces textes témoignent d’une volonté de l’État de réguler ces pratiques occultes. Ils ont certes valeur de garde-fous : ils confirment que la pratique d’un pouvoir caché ne doit pas menacer la société. Mais en même temps, ils témoignent du paradoxal effort de la raison juridique pour enfermer l’irrationnel dans des articles de loi. Dans les faits, appliquer ces lois est délicat. En effet, le législateur décrit la sanction sans pouvoir circonscrire le phénomène magique. Le droit peine à saisir l’invisible : il impose des peines (outils de maîtrise) mais ne parvient pas toujours à faire respecter sa définition rationnelle dans la vie réelle.
Dans ce cadre surréaliste, on parle moins de prison et plus de réconciliation : après des épreuves rituelles (ordalies), le tribunal « démasque le sorcier » désigné par ses victimes, mais cherche surtout à « réparer les tissus déchirés » par de telles accusations. Sans doute, ce genre d’initiative illustre les efforts – parfois étonnants – de la société pour contenir ce que la rationalité échoue à circonscrire. Mais ces juridictions alternatives restent rares et, de toute façon, subordonnées au système officiel : elles ne peuvent statuer qu’avec le concours éventuel de la police pour faire exécuter leurs décisions.
Le droit, avocat des victimes du mystique ?
Le droit tente parfois de prendre le parti des victimes de ces croyances. Des parlements africains ont commencé à criminaliser non pas les « sorciers », mais leurs accusateurs. Le Ghana en offre un exemple récent : suite à l’indignation suscitée par un lynchage en 2020 d’une nonagénaire accusée de sorcellerie, le Parlement ghanéen a voté en juillet 2023 une loi interdisant purement et simplement « de présenter quelqu’un comme sorcier ou sorcière ».
Dans d’autres pays, la protection reste timide, poussant parfois la société civile à saisir la justice régionale. C’est le cas au Burkina Faso, où une femme agée et ses enfants avaient été brutalement attaqués et dépossédés après avoir été accusés – sans preuve – d’avoir provoqué la mort d’un voisin par sorcellerie. En 2022, des associations de défense des droits humains (IHRDA et GRASH) ont porté l’affaire devant la Cour de justice de la CEDEAO pour manquement de l’État à son devoir de protection. Ce recours inédit montre que le droit tente aujourd’hui de se faire le porte-voix des plus vulnérables, même si les verdicts sont encore à venir.
En 2021, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté une résolution historique condamnant les violences liées aux accusations de sorcellerie. Elle « exhorte les États à condamner la stigmatisation généralisée, l’exclusion sociale et les déplacements forcés » subis par les accusés, et à garantir « la protection efficace de toutes les victimes d’accusations de sorcellerie ». Autrement dit, le droit (au sens large) est appelé à défendre ceux qu’on traitait naguère de sorciers.
Ainsi se dessine un curieux paysage où l’invisible se heurte aux limites du visible. Les juges et les lois s’efforcent de canaliser le surnaturel par le raisonnement et la sanction, tandis que les croyances collectives continuent d’irriguer le quotidien. Le combat se poursuit, tantôt dans les arcanes d’un tribunal, tantôt dans l’ombre d’un village, là où le monde des esprits croise celui des hommes. En attendant, le fossé reste profond entre les normes juridiques et la réalité culturelle : les victimes, laissées le plus souvent sans protection, continuent d’endurer la brutalité d’accusations ancestrales.
Même si peu de législations nationales protègent aujourd’hui explicitement les personnes accusées : les résolutions et rapports précités soulignent l’urgence. Si, dans l’avenir, les parlements africains créent des lois dédiées autant qu'il y en a pour les actes de sorcellerie néfastes – par exemple en punissant ceux qui déplacent ou tabassent les prétendues sorcières – le droit pourrait effectivement devenir un véritable « justicier » des laissés pour compte du mystique dans leur ensemble.